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14 oct. · 18 mn à lire
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5 enseignements à tirer des livres d'Arnold Lobel

Parce que c'est l'automne, parce que pourquoi pas.

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Si vous êtes né.e.s dans les années quatre-vingt, comme moi, vous connaissez sûrement le travail d'Arnold Lobel, auteur et illustrateur de nombreux albums jeunesse. Peut-être n’êtes-vous pas de la même génération, mais connaissez-vous quand même ses personnages attachants et loufoques, qui peuplent une campagne où règnent calme et simplicité. Avec Hulul, le Hiboux introverti et casanier, Ranelot et Bufolet, deux amis à la relation tendre, Oncle Éléphant ou les innombrables souris qu’il a aimé mettre en scène dans ses contes, Lobel a transformé l’horizon de la littérature enfantine. 

D’abord, car il ne cède pas à ses injonctions narratives : il aime l'absurdité qui pointe toujours à travers la normalité, ce qui le place assez loin des codes qui sous-tendent le genre. Mélange de “Cottage core” et d’une philosophie de la vie bucolique, ses histoires sont un régal pour l’esprit, un vrai repos du guerrier dans un monde de brutes. Ensuite, car il fait le choix d’une esthétique bien loin des pages acidulées des albums pour enfants tels que Martine ou Oui-Oui : celle d’un monde en nuances de marron et de vert, ce qui à l’instar du Petit Ours de Maurice Sendak (à ne pas confondre avec Petit Ours Brun, que je déteste), lui confère une aura étrange, mais rassurante. Tout comme son collègue, Lobel aime les costumes de gentleman-farmer et les nappes en dentelle ; il aime la porcelaine fleurie et l’absence d'électricité. C’est un passé qui a eu lieu qui pointe, pas une fantaisie. 

Ce qui fait la pureté et la beauté de ses récits, c’est un mélange de fausse simplicité, de réelle innocence et un humour tout en subtilité. Lobel ne cède pourtant ni à la farce, ni à ce que j’appelle “le sous-texte”, qui selon-moi (et vous n’êtes pas obligés d'être d'accord) peut polluer les livres et les films jeunesse aujourd’hui : une volonté d’être rentable, en parlant à la fois aux enfants et aux adultes, déroulant une narration à double-sens, qui perd un peu de la poésie liée à la spontanéité. Lobel parle aux enfants, sans leur parler d’enfance : il raconte la vie et ses facettes universelles, la peur, l'amitié, la procrastination, la démesure, sans chercher, ni à leur faire peur ni à les épater. Si je devais produire une image pour évoquer son œuvre, ce serait celle du dessinateur travaillant dans un fauteuil, laissant les enfants se regrouper autour de lui pour observer ses rêveries. Auteur discret et prolifique, Lobel n’a fait que très peu d’interviews dans sa vie : il dira néanmoins que son but n’était pas de produire des contes pour enfants, mais de parler de la vie en utilisant des mots suffisamment simples pour s’adapter à leur psychisme.  

Et ça nous intéresse parce que … ?

Je suis sûre que vous vous posez la question : en quoi le travail d’un auteur jeunesse des années soixante-dix et quatre-vingt a-t-il de l'importance dans une newsletter sur la dépression ? C’est une interrogation légitime, et je vais y répondre de ce pas, et en trois points s’il vous plaît. 

  • Pour commencer, je dois re-contextualiser ma personne (et oui) : mon premier métier, celui pour lequel j’ai passé un concours de la fonction publique pas très marrant en 2005, c’est professeure des écoles. Ce que cette expérience professionnelle m’a apporté au niveau cognitif est inestimable, car faire découvrir la littérature aux élèves vous oblige à chercher le meilleur, le plus signifiant, le plus beau, le plus enrichissant. L’impact que les “histoires” peuvent avoir sur l’esprit des enfants est important : les narrations peuvent devenir des éclairages, des refuges, des prises de conscience, des moments de détente. Ce qui m'amène au point numéro deux. 

  • Je le répète ici, même si ça ne devrait pas être nécessaire mais les enfants sont des personnes à part entière, pas des demi-adultes. L’enfance est un lieu de tension et de stress immense, méconnu et parfois, ignoré des adultes trop pressés d’oublier sa réalité. C’est peut-être car je n’ai pas aimé l’enfance que j’ai l'impression – très subjective, je le reconnais – de comprendre à quel point c’est un moment difficile, dépeint comme un tour de manège enchanté par la société dans son ensemble (cela tend à changer, c’est vrai). La vérité, c’est que les enfants traversent les mêmes crises que les adultes : stress, anxiété, tristesse, voire dépression. La vérité, c’est que chaque jour est un nouveau “challenge” : apprendre à marcher, à manger proprement, à lire, à s'habiller seul, à sauter dans le grand bain, à prendre le bus tout.e seul.e pour la première fois… Nous serions bien incapables en tant qu’adultes de sortir quotidiennement de notre zone de confort. L’école, je suis bien placée pour le savoir, demande une attention et une concentration, que nous ne pourrions plus fournir. S’ajoutent à cela, les mêmes contraintes sociales, économiques et environnementales que pour tout le reste de la société : les enfants ne vivent pas, au contraire de ce que l’on dit, dans une bulle. Ils voient et entendent les mêmes choses que nous, sans savoir forcément les décrypter intellectuellement ou les accueillir émotionnellement. Et qu’ont-ils pour se mettre à distance ? Avant de savoir formuler leurs angoisses, ce que beaucoup d'adultes ne sont pas en mesure de faire, ils vivent dans un océan d'émotions intériorisées. Là où nous nous octroyons une clope, une bière, une séance de prière, de méditation sur une appli que nous venons de télécharger, les enfants n’ont que très peu d’espace pour se délester du stress de l’école (pression cognitive, découverte des interactions sociales) et du fonctionnement intrafamilial (tension entre les parents, violences, anxiété économique etc). Puisque leurs mouvements sont contraints (ils ne peuvent pas circuler en totale liberté, profitent de peu de lieux dédiés, cour, aires de sport,  aires de jeux ou salon familial), ce qu’il leur reste, ce sont les histoires, peu importe leur média (cinéma, télévision, livres, jeux vidéos). Elles prennent le relai de leur questionnements … Ce pourquoi elles sont fondamentales dans leur développement. Et qu’est-ce qu’une vie d’adulte qui ne re-mouline pas l’enfance ? Les histoires qui nous ont marquées sont fondamentales dans notre évolution. Ce qui m’amène au point trois. 

  • En entreprenant ce travail sur la dépression à travers le compte Instagram Seum contre tous et la newsletter du même nom, j’ai décidé de m’aider de la pop-culture mais aussi de la culture tout court pour explorer le sujet. La littérature jeunesse s’est tout de suite imposée à moi, à la fois, comme je l’ai expliqué plus haut, car je la fréquente quotidiennement mais aussi car elle a eu un grand impact dans ce que je nommerais un peu librement, mon développement émotionnel. Je ne vais pas rentrer dans le dur du domaine psy ou scientifique sur le sujet, mais cette étude, par exemple, démontre que l’une des vertus de la littérature jeunesse est avant-tout d’aider à nommer, comprendre et à développer un discours autour de nos émotions. La relecture des albums et romans que nous avons adorés dans notre enfance a deux fonctions selon moi : nous éclairer sur ce qui nous traversait à l’époque et nous ré-apprendre à aborder nos questionnements avec plus de spontanéité. Ce qui m'amène au point quatre. Oui j’ai menti. Il y a quatre points

  • Je l’ai déjà évoqué, l’enfance n’a pas été la meilleure période de ma vie. Ce qui était cool néanmoins, c’est que j’ai eu le privilège de grandir dans un foyer plein de livres. J’ai passé énormément de temps, jusqu'à l'adolescence et la liberté qu'elle a impliqué, à lire, lire, lire. J’ai toujours eu ce que je nomme des livres “doudous” vers lesquels je revenais sans cesse, et ce, de manière quasi obsessionnelle. Lorsque je me suis interrogée sur le type d'œuvres que je voulais évoquer ici, le travail de Lobel m’est immédiatement apparu comme une évidence. Ses livres m’ont longtemps accompagnée et l'impact qu'il ont eu sur moi est difficile à exprimer avec des mots. Il y a une part de reconnaissance dans ce que j’entreprends ici, mais aussi la certitude que la lecture et relecture de ses œuvres peuvent apporter un éclairage différent et décalé sur la question de la dépression. Car ce qu’a élaboré l'auteur, c’est un vrai discours sur l’anxiété et le vide, comme nous allons le voir maintenant. 

Ce que j’ai choisi : Pour cet article je prendrais l’exemple de deux types de livres chez Lobel : les séries “Hulul” et “Ranelot et Bufolet” (Frog and Toad en anglais, respectivement Grenouille et Crapaud en français) que j’aime particulièrement, à la fois car je les ai lues et relues lorsque j’étais enfant, mais aussi car elles sont, je l’ai constaté lors de mes recherches, très signifiantes pour les adultes. 

L’univers de Lobel, un éloge de la tendresse

Ce qui frappe d’abord à la relecture des contes de Lobel, c’est un sens aigu du réconfort : ce qui est célébré dans ses histoires, c’est d’abord l’idée que la vie ne doit pas être une succession de souffrances inutiles. Les personnages vivent des péripéties plus ou moins absurdes, plus ou moins plausibles selon le contexte des histoires, mais leurs efforts ne sont jamais mobilisés en vue de gagner, de vaincre ou de s'échapper d’une situation inconfortable sans être rassérénés et enveloppés de douceur. Dans les deux séries qui nous intéressent, les personnages vivent dans la forêt ou à la campagne. L’univers très anglo-bourgeois – porcelaine pour le thé, édredons confortables, cheminées, lit à baldaquin et bibliothèque bien remplie – fait fantasmer tout bobo Millennial qui se respecte et qui n’a pas un kopeck pour s'offrir une maison de campagne, (puisqu'il faut d’abord réussir à se payer sa résidence principale), moi inclue : entre désir de vie simple et abandon de l’idée de réussite sociale, le décor de ces petites histoires est chaleureux, rassurant, familier.

Pour les enfants que nous étions, cet attachement à la nature et à la vie simple, permettait de se concentrer sur les petits moments d’une vie faite de tracas et d'angoisse, de petits échecs et de grands dépassements de soi. L’auteur mobilise tous ses talents pour créer un univers chaleureux, mais pas exempt de peur, organisé, mais sauvage, rassurant, mais aussi imprévisible, exactement comme la vraie vie. Il n'y a ni dragons, ni princesses, ni loups ; pas de magie, pas d’extra-terrestres. Juste une vie qui suit son cours au gré des saisons, des petites contraintes de tous les jours, des moments de vide ou des questionnements philosophiques qui nous tombent dessus comme la bonne vieille épée ce foutu Damoclès. 

1. Pourquoi cet univers nous satisfait et nous fait du bien 

Cela tient en un mot : Arcadie. Cette terre de nostalgie, bucolique et calme, est le lieu de tous les fantasmes d’un bonheur originel supposé. La littérature, à travers ce qu’on peut aussi nommer la pastorale, réinvente une campagne loin de tous les tracas et contraintes de la vie moderne ; il s’agit là de se réfugier dans une utopie, ni plus ni moins. Hulul ou Ranelot et Bufolet n’échappent pas à cette classification. Dans un article très intéressant du génial blog Slap Happy Harry intitulé Utopian children’s littérature, le genre de l’Arcadie est circonscrit comme suit :

  • L’absence de contraintes économiques : personne ne bosse malgré une existence bien bourge comme je l’ai évoqué plus haut. Ni Hulul, ni Grenouille et Crapaud n’ont à trimer pour se payer leurs litrons de thé, leurs milliers de cookies ou leur maison bien cosy.

  • L’espace est bien délimité, et protégé : on est isolé dans son petit monde, dont on connaît les éventuels dangers (ici, la forêt).

  • On vit en autonomie complète, pas besoin du monde extérieur (de quoi faire rêver dans un monde où chaque parcelle de terre est privatisée, bientôt l’eau et l’air les aminches, préparez-vous).

  • La répression n’existe pas : pas de loi, de gouvernement (yay !)

  • Le foyer y tient une place centrale.

  • La réalité de la vie dans ce qu’elle a de plus prosaïque (on naît, on en chie, on meurt) n’est pas évoquée : on peut donc s’échapper mentalement de ce qu’elle a de plus moche. 

Ce que cela autorise, c’est une existence centrée sur les émotions : les personnages vivent comme tous les enfants devaient vivre, c’est-à-dire dans le souci unique de leur développement. Ils peuvent se concentrer sur les petits tracas qui occasionnent de grandes interrogations. Pour l’enfant qui lit, c’est une manière de se projeter : les protagonistes sont attifés comme des adultes et vivent un quotidien autonome mais traversent des péripéties proches des leurs. Pour les adultes, c’est différent : Ranelot, Bufolet et Hulul sont des personnages enfantins qui vivent comme des adultes et en un sens, ils représentent les émotions cachées de tous les gens responsables aux vies pleines de contraintes. Celles de l’enfant qui perd son bouton ou qui a peur de ses propres genoux sous sa couverture : celles qu’ils taisent par crainte d’être taxés d’immaturité.

2. Le symbolisme des animaux 

Hulul est un hibou. Être nocturne, cet animal est, dans bon nombre de cultures, associé à la nuit, la mort, la tristesse : c’est un psychopompe, un “guide des âmes”, passeur silencieux des mortels vers le monde de l’immatérialité. Il n’y a pas grand-chose de funky chez cette figure hiératique : avec Arnold Lobel, le personnage est, de plus, affublé d’une personnalité craintive, soucieuse et introvertie, pas vraiment à l’aune des héros et héroïnes vitaminés des contes contemporains.

Ranelot et Bufolet, respectivement Grenouille et Crapaud, sont également hors-jeu quant à leur potentiel de mignonitude : ces amphibiens, associés à la viscosité et aux eaux troubles des mares ne sont pas franchement dans le Top Dix des petits êtres que l’on a envie de câliner. Mais c’est sans compter leur pouvoir d’évocation. La grenouille, car elle est “particulièrement féconde et qu'elle passe d'une vie larvaire, l’œuf du têtard, au stade de quadrupède amphibien, est un symbole de fécondité, bien sûr, mais aussi de régénération, de métamorphose, de transformation.” (source) C’est dans ce creuset que vont puiser les auteurs de contes, puisque le phénomène de transformation, le passage à l’état larvaire à celui d’humain, y est une thématique récurrente (exemple au hasard, Le Prince Grenouille). Star de la Bible également, puisqu’elle fait partie des dix plaies d’Égypte, rien que ça (Exode, VIII, 1-3), son aura est paradoxalement positive, voire porte bonheur. De Kermit la grenouille à Garulfo, son pouvoir d’évocation comique, débonnaire ou bienveillant est bien présent dans la pop culture.
Le crapaud, lui, ne profite d’aucune rédemption pop ou kawaï. Il suffit de parcourir
sa page Wikipédia pour s’apercevoir de la charge symbolique qui l’accompagne : pourvoyeur de remèdes ou accompagnateur du sabbat des sorcières, il est, en Occident, associé à laideur, la putréfaction, dans ce qu’elle a de cathartique et de spirituel. L’étymologie même du mot crapaud, crampon ou crochet, renvoie à l’idée d’une obstination tenace. Comme c’est “un animal nocturne qui reste enfoui dans la terre sans manger et sans boire durant les mois d'hiver, on dispose de tous les éléments qui ont enjoint nos ancêtres voir en lui un être assimilé à la grande déesse Terre, à la Lune, évoluant dans les zones d'ombre, obscures, voire ténébreuses.” (source)

Que ce soit conscient ou non, Lobel n’a pas choisi ces animaux au hasard : avec ces personnages, il élabore un discours sur l’anxiété, les contraintes sociales et la dépression.

3. La fonction des personnages

Hulul et notre monologue intérieur

Hulul est un être hypersensible qui vit tout seul dans sa petite maison. Ce qu’il aime ? Ses habitudes et son train-train quotidien. Il est seul, inéluctablement seul, et cette donnée est très importante, car elle permet à l’auteur de raconter les pensées, à la fois irrationnelles et décousues, qui nous animent quand nous n'interagissons avec personne. Et qui ne s’identifie pas à ce discours interne de la solitude ? Qui n’a pas eu peur des vêtements entassés sur une chaise dans la pénombre d’un demi-sommeil ? Qui n’a pas suivi le cours d’une pensée loufoque, imaginé les scénarios les plus tordus, marmonné les phrases les plus étranges dans le creux de sa solitude ? Son profond isolement semble être la métaphore d’une vie intérieure que nous cachons à nos pairs : sa maison est le théâtre des tribulations de nos esprits cadenassés par la vie d’adulte. L’image d’Hulul, c’est celle d’une innocence que nous avons nécessairement perdue, mais qui nous poursuit malgré nous, celle d’un isolement inhérent à toute vie humaine, que nous le désirions ou non. Oui, nous sommes seuls dans notre tête, et il s’y passe des trucs chelous. La candeur du hibou, qui confine parfois à l’ignorance, c’est cette part brute de nous-mêmes, qui réagit sans filtre.

  • La figure de l’introversion et/ou de l’anxiété 

Car ce qui frappe à la lecture de ces petits contes, c’est l’extrême angoisse dans laquelle évolue le hibou, littéralement effrayé par son ombre : plus enfantin et naïf que les autres personnages de Lobel, l’oiseau représente les tocs et les peurs qui nous rongent lorsque personne ne nous regarde, lorsque nous retirons notre masque social. Dans chacune de ses petites aventures, il est aux prises avec lui-même ou avec des éléments naturels incontrôlables, jamais avec un tiers bien tangible, jamais avec un opposant qui lui ressemble. Dans l’Invité, c’est l’Hiver qui s’engouffre dans sa maison et l'empêche de se reposer, créant chez lui une grande anxiété ; dans Des bosses étranges ses propres genoux, qui forment des bosses sous son édredon, le terrifient et l’empêchent de s’endormir … Hulul verbalise son anxiété en dialoguant littéralement avec elle.

Ranelot et Bufolet : de la relation à l’autre à la relation à soi-même

Avec Grenouille et Crapaud, Lobel passe à la relation duelle : il y aurait une infinité de choses à évoquer lorsque l’on observe leur dynamique, mais je vais essayer d’en extraire le plus important. 

  • La vertu de l’intimité

Comme bien des duos comiques avant et après eux, nos deux amis ne peuvent fonctionner l’un sans l’autre. C’est dans la dynamique de leur relation que se tisse l’essence de ce que Lobel veut transmettre. Grenouille, grand et dégingandé, presque toujours enthousiaste, organisé est, dans l'ensemble, plutôt équilibré. Crapaud lui, petit et râblé, est rongé par l’angoisse, le doute, et parfois, comme nous allons le voir, la dépression. Ce qui frappe d’abord, c’est l'évocation subtile d’une amitié véritable : Grenouille et Crapaud se connaissaient par cœur et, lorsqu’ils découvrent une face inconnue de leur partenaire, ils essaient aussitôt de faire au mieux pour la comprendre, sans juger ni contraindre.

C’est la ténacité de ce lien, l’acceptation et la saine lucidité des deux protagonistes qui confèrent un sentiment de satisfaction aux lecteurs. L’intérêt est ailleurs, dans l’absurdité qui se niche au creux de l’intimité véritable : Grenouille est aux prises avec tous les TOC chelous de Crapaud, qui se met en boule pour à peu près tout et n’importe quoi ; Crapaud est aux prises avec l’insondable positivité de Grenouille, qui voit toujours le verre à moitié plein. Et cette question de la relation interpersonnelle n’est, selon moi, pas souvent explorée avec autant de finesse. Le mot “intime” signifie littéralement “dedans”. Sa définition, “Profondément intérieur, en parlant surtout de ce qui fait l’essence réelle d’une chose” donne le ton : il s’agit de comprendre ce qui se cache sous la surface de l’Autre. La deuxième définition, “Qui lie étroitement les choses entre elles” rappelle que, c’est justement ce processus qui rapproche les êtres. Et qui ne veut pas être vu.e ? Je veux dire, vraiment vu.e pour ce qu’elle ou il est ? Sans devoir faire semblant ? Loin de moi l’idée de raconter des salades qui affirmeraient l’existence d’une personnalité monolithique et essentielle en chacun de nous. C’est dans les va-et-vient de l’intime que nous évoluons.

Nombreuses sont les analyses qui observent le duo à l’aune de la vie réelle de l’auteur : marié et père de deux enfants, il s’identifie comme gay sur le tard, dans les années quatre-vingt, se sépare de sa femme et va s’installer seul à New-York. Dans ce papier de The New Yorker, “Frog and Toad”: An Amphibious Celebration of Same-Sex Love”, Adrienne, la fille de Lobel, évoque même l’idée que la relation de Grenouille et Crapaud soit empreinte d’un sentiment amoureux véritable. “Je pense que Frog and Toad constitue vraiment les prémices de son coming-out”, dit-elle. On ne connaîtra jamais les intentions de l’auteur : mais que la relation de Grenouille et Crapaud soit amoureuse ou amicale, voire les deux, elle nous permet de parler de la notion qui peut prendre bien des formes. Cette théorie résonne évidemment fort en moi ; je suis un Crapaud anxieux qui vit depuis quinze ans avec une Grenouille résolument joyeuse, de celles qui se réveillent chaque matin avec la certitude que la journée va être archi cool.

  • Crapaud et la dépression

Cette dualité, si elle peut symboliser la relation à l’autre, peut aussi être interprétée plus métaphoriquement. Pour moi, si Grenouille figure notre image sociale, Crapaud, symbole, lui, le visage caché de la dépression. Le chapitre “Printemps”, donne le ton, puisque c’est la première histoire du premier livre : Grenouille vient réveiller Crapaud qui dort depuis le mois de novembre (le plus sombre et le plus triste des mois), bien décidé à profiter de la nouvelle saison. L’incapacité récurrente de Crapaud à se lever et à accomplir des tâches basiques est contrecarrée par l’enthousiasme de Grenouille, qui semble être doté d’une capacité que Crapaud ne connaît pas : la joie. Tout le travail de Grenouille consiste donc à essayer de faire éprouver cette émotion, à la construire, la décortiquer pour l’expliquer à son ami. Le printemps, c’est le renouveau de la nature et on le sait : cette saison symbolise l’émergence des possibles, la gaieté d’un futur qui n’est pas encore écrit. Mais Grenouille peut faire tous les efforts du monde : Crapaud ne réussit qu’à intellectualiser cette émotion qui lui paraît, à lui, si naturelle et évidente.

C’est bien le drame de la dépression : on peut comprendre mais pas ressentir. Crapaud, qui procrastine dans “Demain” (il remet tout ce qu’il a à faire à plus tard), qui s’énerve dans “Le bouton perdu”, (il a perdu l’un des boutons de sa veste et est obsédé par le fait de le retrouver) qui angoisse dans “Le soir de Noël” (il a invité Grenouille et imagine tout ce qui peut arriver de pire à son ami sur le chemin), qui a une image de lui déformée dans “La baignade” (il va se baigner dans un maillot intégral tout ce qu’il y a de plus 19e siècle et ne veut pas sortir de l’eau par peur d’être moqué), est la face intime du trouble dépressif. Grenouille, compense, réajuste, dédramatise et écoute : il lutte.

C’est la fin de ma trop longue introduction, voici ce que vous êtes venu.e.s chercher !

Cinq enseignements à tirer des livres d'Arnold Lobel

1. Les larmes c’est plein de protéines

#Hulul - Le thé aux larmes

Ce petit conte est tiré de l’album éponyme “Hulul” et met en scène notre hibou anxieux. Déjà, le pitch est cool : un soir, il décide de faire un thé aux larmes. Un thé aux larmes. Muni de sa bouilloire, il se met à penser à des choses tristes comme : 

Outre le fait qu’Hulul soit carrément Emo – penser à des trucs tristes pour avoir le seum sans que personne ne nous ait rien demandé c’est so 2003 –  on peut affirmer sans trembler du menton qu’il est super fort. Oui, car savoir convoquer sa propre tristesse, en appuyant sur le bouton stop quand on a décidé que c’est bon, ça suffit, ce n'est pas donné à tout le monde. Il se laisse aller et pleure de grosses larmes dans sa bouilloire. Une fois remplie, il s’arrête et profite d’un bon breuvage, bien calé dans son fauteuil devant sa cheminée. Hulul nous apprend une chose : parfois, il faut laisser la tristesse prendre le dessus. C’est une émotion qui a son importance : elle est cathartique. En pleurant “consciemment”, en nous mettant en situation de vivre une émotion compensatoire. Quand nous nous asseyons pour écouter de la musique triste, pour regarder une comédie dramatique ou pour lire un livre dont nous savons pertinemment qu’il va faire résonner une certaine forme de mélancolie en nous, nous sommes comme Hulul qui prépare son thé aux larmes : nous savons que nous allons pleurer. Et c’est bien. Parce que les larmes ont une vraie fonction psychologique et physiologique. Dans cet article l’auteure distingue trois types de larmes : “Les larmes basales, présentes en permanence, constituant le film lacrymal recouvrant la cornée - Les larmes réflexes, produites uniquement sous l’effet d’une agression chimique ou physique - Les larmes émotionnelles qui peuvent être déclenchées par exemple par l’hormone du stress et produites par la glande lacrymale principale d’une taille plus importante que les deux autres. “ Celles qui nous intéressent, les larmes émotionnelles, sont fascinantes car elles contiennent plus d’eau, sont plus concentrées en protéines et en hormones diverses, (je vous épargne les termes scientifiques) : l’hormone du stress, l’hormone qui déclenche les montées de lait maternel mais aussi des analgésiques naturels calmant la douleur, quatre fois plus de potassium et une forte concentration de manganèse (un oligo-élément essentiel). Il y a donc à boire et à manger dans la composition des larmes déclenchées par nos émotions, et c’est bon à savoir en ces temps troublés.

2. La gentillesse est sous-cotée

#Ranelot et Bufolet - La Surprise

Un matin d’automne, Grenouille et Crapaud, qui vivent séparément, découvrent leurs pelouses respectives couvertes de feuilles. Poursuivant son exploration de la tendresse, Lobel fait simultanément décider aux deux personnages d’aller ratisser chez l’autre pour lui faire une surprise. Les deux amis entament leur chemin sans se croiser : l’idée de départ est de produire un geste totalement désintéressé, puisque la personne à qui l’on fait le cadeau ne doit pas se douter de qui il vient. Grenouille nettoie donc la pelouse de Crapaud avec entrain et inversement. Alors qu’ils sont sur le chemin du retour, sans se croiser bien-sûr, le vent (qui est quand même l’un des plus gros enfoiré des histoires de Lobel) efface tout le travail accompli : lorsque Grenouille et Crapaud rentrent chez eux, il n'y a aucun signe du travail acharné de leur ami. Pourtant, chacun se couche avec un sentiment de satisfaction : celui d’avoir accompli un geste de gentillesse, sans savoir  que les deux pelouses sont revenues à leur état initial.

L’altruisme, le désintéressement, l’amitié, sont au cœur de cette scénette : c’est surtout la réciprocité qui satisfait le cœur de la personne qui lit. Grenouille et Crapaud se fichent que leur ami n’ait pas ratissé leur jardin, et pourtant, c’est le cas. La poésie qui s’en dégage – peu importe vos efforts, l'impermanence des choses vous dépassera toujours, la nature fait bien ce qu’elle veut (et métaphoriquement : vous n’êtes jamais à l'abri des emmerdes, même si vous avez tout donné, même si vous avez fait ce qui est bon) – est profondément philosophique. Mais c’est l’aura de gentillesse et de plénitude qui a fait du bien à mon cœur d'enfant et satisfait mon esprit d’adulte. C’est la force de Lobel :  il crée de petites guérisons poétiques. Ce qu’il met en lumière ici, c’est que l’acte de gentillesse, une valeur qui n’est pas au top des priorités de notre société libérale, est profondément satisfaisant. Comme je l'évoquais plus haut, la relation de Grenouille et Crapaud n’est ni idyllique, ni cul-cul : parfois poétique, parfois émouvante, souvent dysfonctionnelle, elle évoque évidemment un désintéressement quasi spirituel qui peut crisper les plus cyniques d’entre nous. Pourtant, et c’est une certitude que je porte en moi, l’apprentissage de la réciprocité, de l’empathie et de la gentillesse – je n’ai pas écrit bienveillance, je n’aime pas cette notion… on en reparlera – en dehors de tout cadre structurel (tu dois être gentil.le, ça te rapportera des points, de la sagesse, ça te reviendra sous une forme ou une autre) est fondamental pour au moins, se débarrasser de nos réflexes les plus pourris, et ne pas perdre de temps à souffrir de la colère. Qu'importe ce qu’en disent la flopée de phrases inspirantes sur les comptes de développement personnel sur Instagram, l’Autre n’est pas nécessairement un frein à notre épanouissement.

3. La productivité est une douille

#Ranelot et Bufolet - La liste

Cette histoire est selon moi, celle qui évoque le mieux la métaphore de la dépression de Crapaud : un matin, celui-ci se réveille et, submergé par le nombre de choses qu’il a à accomplir, décide de les consigner par écrit, sous la forme d’une to-do list. Ce qui met tout de suite la puce à l’oreille, c’est le contenu, bien connu des personnes souffrant de dépression :

se réveiller - manger son petit déjeuner - s’habiller - aller chez Grenouille - Faire une promenade avec Grenouille - Manger son déjeuner - Faire une sieste - Jouer aux jeux de société avec Grenouille - Dîner - Aller se coucher. 

Cette succession de tâches basiques peut paraître totalement enfantine. Or, non : les personnes dépressives le savent, trouver la ressource pour se lever et se brosser les dents peut réellement faire l’objet d’une entrée dans une liste de trucs à faire. Crapaud est dans un bon jour, il réussit à sortir de son lit et à déjeuner, ce qui lui permet de barrer l’item “Manger son petit déjeuner”. Ensuite, c’est un enchaînement de petites victoires : s'habiller, sortir de chez lui pour aller chez Grenouille et aller se promener : check. La thématique de la promenade est fondamentale pour quiconque souffre de dépression : l’un des rituels les plus bénéfiques, malgré la difficulté de sa mise en place, est le fait de “prendre l’air”, de “sortir faire un tour”. Crapaud, ce thème revient souvent dans les histoires – a besoin d'être motivé par Grenouille pour sortir de chez lui, car cela ne lui est pas naturel. 

Bref, sur cette pente ascendante de la journée qui va bien, vient l'inévitable couac – la vie de Crapaud est un condensé des petites galères pourries de la nôtre – et la liste s’envole (lLE VENT, encore lui ! ). Crapaud est au bout de sa vie : comment fonctionner sans sa liste ? L’anxiété généralisée prend le relai de son apathie, et bien-sûr, Grenouille, en bon soutien moral, propose une solution : courir après le bout de papier pour le rattraper. Mais c’est sans compter sur la rigidité de l’esprit de Crapaud : courir après sa liste n’est pas sur la liste. C’est donc Grenouille qui se tape la corvée et revient bredouille. Dès lors, Crapaud ne veut plus que “rester assis et ne rien faire” : sans sa liste, il n’a plus de repères. Il ne sait pas fonctionner dans le monde, il ne peut pas spontanément improviser. Comme toujours, et c’est la beauté de la relation entre Grenouille et Crapaud, son ami respecte sa réaction et s'assoit avec lui, attendant patiemment que les choses passent.

Cette conclusion, c’est l’idée même que les Crapauds – ici, les personnes dépressives – obsédés par le fait de fonctionner normalement, se mettent une pression immense. Si les listes, les carnets ou les bonnes résolutions peuvent apporter un peu de soulagement à nos cerveaux en détresse, la surenchère de “méthodes pour aller mieux”, peut carrément avoir l’effet inverse de celui escompté. Ralentir, c’est accepter aussi les petits pas, les petites réussites, et les listes qui s’envolent : l’existence ne peut être entièrement ritualisée (ou elle est un ascèse). Il s’agirait de trouver le bon équilibre, et surtout, d’apprendre, une fois que le premier pas à été fait, à entamer la suite de la marche sans plan quinquennal. Crapaud lâche l’affaire, à la fois car il ne peut pas faire autrement mais aussi grâce à Grenouille : la journée se termine sans que le contrat qu’il s’était fixé soit rempli ET CE N’EST PAS GRAVE. 

4. On ne se fout jamais assez la paix

#Hulul -Étage et rez-de-chaussée

Cet épisode est particulièrement intéressant : le hibou court entre les deux étages afin de comprendre pourquoi il ne peut pas être à deux endroits simultanément. Il s'aperçoit qu’il lui est impossible de se dédoubler, même en se parlant à lui-même : c’est son unicité qui l’interroge et met en exergue la grande solitude dans laquelle il évolue. Il s’interpelle lui-même : “Hulul, es-tu en haut ?”, “Hulul, es-tu en bas ?

Bien évidemment, il finit par se rendre compte qu’il ne peut pas être à deux endroits à la fois. C’est ballot, mais c’est aussi l’une des raisons pour lesquelles nous pouvons encore respirer un peu dans cette société toujours plus avide de productivité (voir plus haut) : vous imaginez, vous, si on pouvait se dédoubler, le bordel que ce serait ? La manne pour les managers de startups ? Bref. Non, la métaphore – on ne peut pas être à la fois au four et au moulin – (merci la France pour la diversité de ses expressions désuètes), est à la fois pragmatique et censée : il va falloir accepter de ne pas pouvoir faire certaines choses, de louper des occases, de ne pas être là où parfois l’on envie d’être. L’une des manifestations du trouble dépressif, c’est aussi cette culpabilité de rater les événements : ne pas avoir la force d’aller à l’anniversaire de quelqu’un qu’on aime, ne pas avoir la force de rester pour l’apéro après le boulot, de ne pas kiffer partir en vacances, de ne pas avoir de passe-temps, etc. Dans un monde où le FOMO est devenu un réflexe conditionné, cette petite leçon vaut aussi pour les personnes qui ne souffrent pas de dépression, mais qui subissent, via tout (les réseaux, la télé, les livres de développement personnel au rayon culture de chez Carrouf) le tabassage en règle des injonctions au bonheur. Qui, après une séance de scrollage sur Internet, ne n’est pas demandé s’il ne serait pas mieux à Ibiza au lieu de mater Capitaine Marleau sous un plaid un vendredi soir ? Qui ne s’est pas interrogé sur le bien fondé son implication dans un boulot chronophage tout en s’imaginant une nouvelle vie dans un trou de Hobbit à faire des confitures ? Ni moi ni Lobel ne disons “Il faut se contenter de ce que l’on a” (gnagnagna), mais plutôt : c’est matériellement impossible d’être dépressif.ve et de réussir à performer une vie “normale” (je double les guillemets dans les airs). Et puis, en plus, personne n’y arrive : c’est donc une entreprise doublement vouée à l’échec. Mais le choix, être en haut ou en bas, au rez-de-chaussée ou à l’étage, est déjà un luxe : oui tout le monde n’a pas de maison, encore moins avec un étage. Avoir des amis à qui l’on peut tout à fait expliquer notre trouble, c’est avoir des amis : c’est déjà super. Vous me suivez ?

5. On peut être seul.e.s ensembles

#Ranelot et Bufolet - Seul

Dans ce qui est peut-être le plus émouvant des contes de la série, Grenouille et Crapaud offrent une conclusion douce et signifiante à toutes leurs petites aventures. Crapaud trouve un mot sur la porte de son meilleur ami : “Cher Crapaud, Je ne suis pas à la maison. Je suis sorti. Je veux être seul.” Comme vous pouvez l’imaginer, cette missive met Crapaud dans un état pas possible : il passe par toutes les étapes du deuil en cinq minutes, puis part à la recherche de son pote, qu’il trouve assis sur une petite île, au loin. Malgré tous ses appels, Grenouille ne l’entend pas. Après s’être égosillé, Crapaud décide donc de préparer un repas et de le lui apporter en traversant la rivière. Évidemment, Crapaud étant Crapaud, il tombe à l’eau avec son panier de bouffe, force Grenouille à sortir de sa méditation pour venir le récupérer avant qu’il ne se noie, et globalement, dérange la petite séance de solitude que son ami s’était octroyé à bonne distance. Alors, bon. Le premier réflexe c’est : “Crapaud est vraiment chiant.” Il ne réussit pas à respecter les limites de Grenouille. Et c’est vrai. Mais, dans un premier niveau de lecture, celui de la simple relation à l’autre, l’intention de notre amphibien dépressif est surtout de réconforter son ami. Dans son esprit angoissé, si Grenouille décide de s’isoler, c’est qu’il ne va pas bien. Comme il ne sait absolument pas comment faire pour réparer ce problème, il décide d’agir. “Je l’ai préparé pour toi, pour que te rendre heureux”, dit-il.

Oui, Lobel essaie de faire comprendre aux petits : le vrai lien d’intimité est celui qui te laisse exister indépendamment. Oui, tu peux laisser l’Autre tranquille, être conforté.e par le simple fait de savoir qu’il ou elle existe quelque part, sans toi certes, mais heureux. C’est son bien-être qui te fait du bien, c’est la certitude que sa solitude ne t’exclura jamais, que sa volonté de ne pas être à tes côtés n’équivaut pas à un rejet.

On peut passer au deuxième niveau de lecture, celui de la relation à soi : la tension, la lutte entre Grenouille et Crapaud, c’est celle de la dépression. L’inquiétude constante de l’un se mesure à l’envie de l’autre : celle de profiter. Crapaud est cette petite voix qui vient foutre le bordel dans notre tête : “Pourquoi n’es-tu pas heureux ? Est-ce vraiment normal de vouloir être seul ?”, lorsque nous essayons de simplement réfléchir à ce qui pourrait nous réconforter. Sa façon de ne pas laisser Grenouille tranquille, c’est celle dont nous traitons notre propre besoin de souffler. Crapaud, c’est l’absence de limites que nous avons envers nous-mêmes. Son manque de discernement, son angoisse du vide, sa peur de se tromper et de mal faire, de compenser ce qui devrait être là, sont les réflexes qui nous rongent au quotidien. C’est pour cette raison que la réponse de Grenouille est rassurante. C’est celle d’un apaisement qui nous échappe.

La joie

Je ne peux pas finir cet article sans parler de ce qui traverse profondément le travail de Lobel et qui me laisse à penser que le questionnement sur la santé mentale était bien présent dans son travail : c’est la recherche de la joie. Ce que fait Crapaud, après avoir fait chier toute la forêt et plus précisément, son meilleur ami, pour retrouver l’un des boutons perdus de sa veste, c’est coudre tous ceux qu’il a trouvé lors de cette entreprise sur ledit vêtement afin de l’offrir à Grenouille. Il lui fait le cadeau d’une joie qui lui est interdite. Crapaud est cette partie de nous que nous pourrions débarrasser de l’angoisse (la veste au bouton manquant) pour la transformer en aise (la veste aux mille boutons). Et vous savez ce qui est joli ? Dans le conte, ce relou de Crapaud se rend compte que son bouton perdu ne l’était pas. Il était là sur le sol de sa maison, depuis le début.

Arnold Lobel est décédé le 4 décembre 1987 à l’âge de 54 ans, d’un arrêt cardiaque, une complication liée au virus du SIDA. L’occasion de rappeler à quel point la maladie a été dévastatrice à cette époque, et à quel point elle peut l’être encore aujourd’hui. Pour aller plus loin sur le sujet : VIH/SIDA, l’épidémie n’est pas finie !, un podcast par Manifesto.XXI et The AIDS mémorial sur Instagram.


Pour aller plus loin

Sources